Je fis tout le tour de la grand’salle en longeant les murs, tant pour tâcher de rencontrer mes mentors que pour trouver un siège secourable, et je faillis dans les deux cas. Je ne les vis nulle part, et pas un tabouret n’était libre : il faut croire que ma lassitude était bien partagée. J’observais, du reste, plus d’une dame qui avait en tapinois enlevé ses souliers et cachait ses pieds tourmentés sous l’ourlet de son vertugadin.

Ayant fait ainsi tout le tour de la salle, je revins à la fin à mon point de départ et, à ma grande surprise, trouvai, assise sur le tabouret que je considérais déjà comme le mien, Noémie de Sobole, le cheveu flamboyant, le teint animé et une petite lueur dans son œil vert qui me donna fort à penser.

— Eh quoi, Madame ! dis-je, assise ! Comment diantre avez-vous fait ?

— Le gentilhomme qui était là m’a cédé sa place.

— De son propre mouvement ?

— Non point. Il m’a fallu quelque peu feindre de me pâmer.

— Vous a-t-il crue ?

— À moitié. Force me fut de lui promettre une danse et un baiser.

— Tiendrez-vous votre promesse ?

— Je ne crois pas. Il sent terriblement l’ail. Et, pour tout dire, c’est vous que j’attendais.

— Moi, Madame ? C’est une si charmante pensée et un si grand honneur que j’aimerais bien savoir comment la première vous a conduite au second.

— Qu’est-ce donc qui vous autorise à tant de méfiance ?

— La connaissance que j’ai de vous.

— Monsieur, votre insolence mériterait un soufflet.

— Vous ne pouvez me le bailler : vous êtes assise, et moi debout.

— Vramy ! Je n’aurai jamais le dernier mot avec vous ! Je vais donc tout vous dire. J’ai appris que la prochaine danse sera la courante de Vendée et que le Roi, qui ne la dansera pas, donnera, en revanche, un prix de cent écus au couple d’amoureux qu’il aura trouvé le plus comique.

— Comment l’avez-vous su ?

— Je me suis appuyée avec tendresse contre la bedondaine de Monsieur de Réchignevoisin.

— Vous avez dû vous enfoncer beaucoup.

— Passablement. Mais j’ai su ce qui se préparait.

— Je ne savais pas que Monsieur de Réchignevoisin était si raffolé des femmes.

— Mais il ne l’est pas. Il les a en horreur. Il ne m’a tout dit que pour que je m’en sauve, ne pouvant plus supporter mes rondeurs, les siennes lui suffisant.

— Je connais votre majeure, je connais votre mineure, j’attends votre conclusion.

Ce recours au syllogisme me parut à moi-même un peu bien jeunet et pédant. Mais je tâchais seulement d’attraper la pécore, car je la sentais qui me glissait comme anguille entre les doigts.

— Eh bien, voici, Monsieur, qui va vous satisfaire. Si vous me demandiez cette danse, je serais assez bonne pour vous l’accorder.

— Votre mineure est fausse : je ne vous la demande pas.

— Monsieur !

— Il n’y a pas offense, Madame : vous êtes la beauté même. Mais pourquoi me mentir encore ? Vous êtes la demanderesse, l’évidence est criante.

— Moi, je feins ?

— Vous vous pâmez pour avoir mon tabouret. Vous me menacez faussement d’un soufflet. Vous contreséduisez Monsieur de Réchignevoisin et, m’ayant cherché partout, vous faites semblant de croire que je ne me cachais derrière ma plante verte que pour vous inviter.

— Jour de Dieu ! Comme vous y allez ! Quel caquet est le vôtre ! Allons ! Autant être franche !

— C’est le meilleur parti, Madame, dès lors qu’on ne peut faire autrement…

— Monsieur, je ne peux croire que vous n’ayez que quinze ans. Vous avez tant d’esprit.

— Pas tant que cela. À peu que votre petit compliment n’ait flatté ma gloriole au point de me jeter à vos pieds.

— Mettez-vous-y, de grâce !

— Je ne m’y mettrai, soyez-en assurée, que pour trousser votre cotillon.

— Ah ! Monsieur ! C’est infâme ! Quel déshonté propos ! Un mot de plus et je quitte la place.

— J’aurai, du moins, une consolation : je retrouverai mon tabouret.

— Monsieur ! Voilà qui est indigne !

— Pardonnez-moi, Madame, mais tout votre discours n’est qu’un confus potage. Versez-le donc à terre et me montrez une fois pour toutes le fond du pot.

— Eh bien, Monsieur le tyranniseur, puisqu’il faut à force forcée vous satisfaire, je dirais que je suis à peu près assurée d’emporter le prix de cent écus, et la gloire qui y est attachée, si vous dansez la courante de Vendée avec moi.

— Comment cela ?

— C’est raison. Quelle dame le Roi peut-il couronner ? Aucune des beautés célèbres de la cour : la Reine en serait mortifiée. Quel gentilhomme le Roi voudra-t-il couronner ? Aucun de nos séduisants galants : ils sont ses propres rivaux. Vous, en revanche, Monsieur, vous êtes trop jeune pour l’inquiéter. Et moi, est-ce que je compte ? Et le Roi ne voudra-t-il pas aussi faire plaisir à Madame de Guise en primant son filleul ?

— Voilà qui est subtilement pensé.

— En outre, j’ai grand besoin des cent écus.

— Comment cela, cent écus ? N’aurai-je pas droit à la moitié du prix ?

— Oh ! Monsieur ! Seriez-vous assez ladre pour me disputer cette petite moitié ?

— Assurément. Ne suis-je pas la clé de voûte de votre petite intrigue ?

— Bien, bien, je me soumets ! N’allons pas disputer plus outre ! Le temps presse ! Est-ce dit ?

— Pas encore, Madame. Dans la courante de Vendée où l’on mime, de part et d’autre, l’amour déçu, puis triomphant, le choix de la partenaire n’est pas tout à fait innocent. Il paraît trahir une inclination. Mieux même, il la publie. J’aimerais donc qu’avant de toper, nous allions, vous, demander l’accord de Son Altesse et moi, l’assentiment de mon père.

— J’admire votre prudence.

— Oh ! Madame, elle est récente : je viens d’être échaudé !

— Mais je ne suis pas, moi, de la farine dont on fait les méchantes, pour peu qu’on fasse tout ce que je veux…

Je ris à cela et la follette, secouant sa chevelure de feu, courut, autant qu’on pouvait courir dans cette presse, se poster à la porte du cabinet vieil pour harponner la Duchesse, quand elle en sortirait et lui dire notre affaire. Quant à moi, assis sur le tabouret qu’elle venait de quitter, je n’eus pas à chercher mon père : il vint à moi, sachant bien, quant à lui, qu’il me trouverait là. Je lui contai à l’oreille la petite chatonie de la Sobole. Il en rit, puis s’étant réfléchi un petit, il me dit :

— Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous soyez partie à la chose. D’autant moins que la courante de Vendée, étant mimée plus que dansée, comporte un élément de comédie. Appuyez fort sur cette chanterelle-là ! Plus votre pantomime fera rire, moins on prendra au sérieux le sentiment qui est censé l’inspirer. Et enfin, mon fils, si vous emportez la palme, laissez les écus à la Sobole.

— Quoi, tous ?

— Voulez-vous qu’on dise de vous que « la caque sent toujours le hareng » et qu’on vous fasse à jamais grief d’avoir des huguenots dans votre parentèle ? Non, non, faites le magnifique ! Et que tout le monde le sache ! En outre, la Sobole est pauvre. Que donne-t-on à une fille d’honneur, sinon le pot, le feu et les hardes dont on ne veut plus ? Et qui l’épousera jamais ? Ces beaux coureurs de dot dont elle est coiffée ? Ou un vieux gentilhomme point trop riche et point trop ragoûtant qui aura convoité sa fraîcheur ? Plaignez-la et laissez-lui la bourse.

— Je le ferai, dis-je, ému de ce discours.

Jusque-là, tout en me sentant quelque amitié pour la Sobole, je m’amusais de ses petites ruses. Mais, à ouïr mon père, je vis bien que je n’avais été avec elle qu’un étourdi, n’ayant pas entendu que la friponnerie de la garcelette n’était que l’arme avec laquelle elle luttait avec cœur contre sa triste condition.

Bien oublieuse de celle-ci dans le chaud du moment, elle me revint, tout allègre et frisquette, encore que Son Altesse n’eût pas été fort gracieuse, n’ayant obtenu du Roi pour Joinville qu’un pardon à terme et non pas immédiat : « Et que diantre, avait-elle dit, voulez-vous que cela me fasse, ma fille, avec qui vous allez courir cette stupide courante ? »

La Sobole et moi, rapprochant alors nos têtes, nous conciliabulâmes de bouche à oreille comme larrons en foire et convînmes de mômeries que nous ajouterions au canevas de la tradition pour donner plus de piquant et de gaîté à la pantomime. Car c’est celle-ci qui compte dans la courante de Vendée et non tant la danse, qui est faite de pas courus et sautés avec une tenue altière, le bec haut, et le port de buste paonnant.

Dès que Monsieur de Réchignevoisin eut crié son annonce, faisant sonner bien haut la bourse de cent écus donnée par le Roi, la grand’salle retentit d’un grand brouhaha et se mit à bouillonner incontinent d’une folle excitation, comme si tous ces beaux seigneurs et ces nobles dames, couverts d’or, de perles et de diamants, eussent désespérément compté sur ces cent écus pour pouvoir manger le lendemain. De reste, ce n’était pas tout à fait faux. Je savais, par mon père, que la plupart des seigneurs, même de haute lignée, vivant à Paris, se trouvaient sans cesse à court d’argent, à commencer par ma marraine, que cela n’empêchait ni de dormir, ni de donner des fêtes magnifiques.

Mais, d’évidence, l’amour, le jeu, l’émulation entraient pour la plus grande part dans cette effervescence. Sous nos yeux amusés (ils pouvaient l’être : nous jouions sur le velours, notre couple étant déjà formé) chacun se mit avec la dernière fougue à rechercher la cavalière qu’il désirait, celle-ci, de son côté, mettant tout autant d’énergie à se montrer, ou à se dérober, selon qu’elle agréait, ou refusait, le choix qu’on avait fait d’elle.

Ces recherches et ces fuites créèrent au centre de la salle des sortes de petits tourbillons, les vertugadins colorés des dames virevoltant promptement, les belles tâchant de se soustraire ainsi aux œillades demanderesses de certains soupirants – ou, quand en raison de la presse, la place manquait pour virer de bord –, substituant au tour complet des détournements de tête, des froideurs d’épaule, des nuques raidies, des lèvres cousues et des yeux obstinément baissés. En revanche, quelle allégresse riait dans les yeux et les sourires mouillés, et quelle mollesse s’inscrivait tout soudain dans les courbes du corps quand se présentait à elles, fendant la foule, le cavalier désiré !

Pour repousser les indésirables, la langue servait peu. Il fallait être une très haute dame pour se permettre de dire à un gentilhomme, sans s’en faire un ennemi : « Monsieur, je suis votre servante, mais on m’a déjà retenue. » Ce que fit, à ce que j’observai, deux fois au moins la Princesse de Conti qui, au mépris des objurgations maternelles, attendait à deux toises de moi, avec la dernière impatience, que Bassompierre vint la rejoindre ; mais ce que ne purent faire, à leur grand dépit, ni la Comtesse de Moret, ni Charlotte des Essarts, quand vinrent les inviter, visiblement sur l’ordre du Roi, Roquelaure et Vitry. Noémie de Sobole s’en ébaudit grandement.

— Le Roi, me dit-elle à l’oreille, veut avoir l’esprit tranquille, au moins pendant la durée de cette danse.

— Savez-vous, M’amie, demandai-je, avec qui va danser Madame de Guise ? Avec mon père ?

— Nenni, elle est dans sa chambre, fort occupée à consoler Joinville qui, couché à plat ventre sur le lit maternel, pleure comme un grand veau.

— Est-ce là tout le respect que vous montrez à un prince ?

— Tout prince qu’il est, je ne l’aime guère. Il n’a jamais daigné jeter l’œil sur moi.

— Quoi ? Même avec ce décolleté enivrant ?

— Même avec ce décolleté, dit-elle avec le dernier sérieux. Et pourtant, ajouta-t-elle en jetant un tendre regard à sa poitrine, ce que je montre est au moins aussi beau que ce que la Moret étale : moins gros peut-être, mais plus ferme.

— M’amie, comment vous croirai-je ? Ce n’est pas à l’œil que s’apprécie la fermeté.

Elle rit.

— Ne venez pas faire le saint Thomas avec moi. Vous n’y gagnerez rien : je ne vous permettrai pas de faire la preuve par le toucher. Je me demande bien, reprit-elle, de qui vous tenez cette imperturbable assurance : de votre père, peut-être. Savez-vous que je suis raffolée de Monsieur votre père ?

— Je conclus de ce sentiment qu’il a jeté plus d’un œil sur vous.

— Oui-da ! Et plus d’un mot aussi, quand Son Altesse n’était pas dans la pièce ! Vramy, il est avec moi excessivement charmant. Mais à la différence de son fils, toujours dans les limites de l’honnêteté.

— Et de la prudence.

— Mais qui ne serait prudent, dit-elle en riant, avec votre bonne marraine dans les parages ?

Je commençais à bien aimer cette follette : elle était si gaie, si franche et si vaillante aussi en sa pauvreté dorée.

Monsieur de Réchignevoisin, voyant que les couples étaient enfin formés, frappa de sa canne l’estrade des musiciens et nous demanda de nous rassembler sur une ligne, là où il se trouvait. Ce qui se fit avec assez de promptitude, mais non sans qu’il dût nous mettre sur deux lignes et non sur une, les couples étant trop nombreux. Je m’arrangeai pour me placer en seconde ligne et tout au bout, jugeant qu’on retiendrait mieux notre petite comédie, si nous la jouions en dernier.

Les musiciens attaquèrent les premières mesures, le silence se fit et, courant et sautant, les messieurs de la première ligne conduisirent leurs dames à l’autre bout de la salle et, les laissant là, sagement rangées devant l’estrade royale, et tournant le dos à Leurs Majestés, ils revinrent, seuls, à leur point de départ.

Là commençait le rôle en solo. Chacun s’avançait vers sa chacunière, joyeux et souriant, en mimant pour elle le plus vif amour. Mais comme il arrivait auprès de sa dame, celle-ci, haussant haut le bec, lui signifiait un refus des plus secs de la main et lui tournait le dos. Le malheureux s’en retournait alors sur la ligne de départ, en donnant tous les signes du plus grand désespoir. Quand tous avaient été aussi cruellement rebéqués et rejetés loin de leurs belles, ils faisaient tous ensemble une dernière tentative et, courant se jeter au genou des dames, leur criaient « merci ! » les mains jointes : elles se rendaient alors et les couples se reformaient.

Le thème était simplet et tout empreint de la bonhomie paysanne, naïve et malicieuse qui, en Vendée, avait dû donner le jour à cette danse, adoptée ensuite par la cour, sans doute parce qu’elle avait plu à quelque Grand, peut-être même au Roi. Tout l’amusement était, comme je l’ai dit déjà, dans la pantomime, quand chacun mimait, seul, l’amour fou, et après les rebuffades de sa cavalière, l’amour désespéré.

J’observais avec la plus grande attention comment les gentilshommes qui passèrent avant moi s’y prirent, et en particulier les galants les plus réputés de la cour : Bellegarde, Schomberg, Bassompierre, Sommerive, le Comte d’Auvergne. Je les trouvais fort élégants, mais point assez divertissants dans leurs grimaces, parce qu’ils se souciaient davantage de séduire l’assemblée que de la faire rire. Ils ne se débondaient pas assez : on sentait encore trop le fat. À mon sentiment, Angoulevent, s’il avait dansé, aurait été bien plus drôle, car se sachant peu attirant, il n’aurait pas essayé de faire le beau.

Les dames me parurent meilleures, ayant davantage l’habitude des petites mines. Mais même dans leurs refus, on voyait trop le désir de séduire, et toutes charmantes qu’elles fussent, elles faisaient encore trop les renchéries. Toinon, à leur place, y serait allée davantage à la franquette et eût fait rire bien plus.

Je remplis de ces remarques proférées à voix basse l’oreille de la Sobole, et j’y ajoutai aussi quelques suggestions dont elle s’inspira, tout en improvisant avec verve et d’une façon qui dépassa mes espoirs. Quant à moi, entendant bien que mon âge pourrait faire passer toutes mes audaces sur le compte de la naïveté, je décidai d’y aller rondement et, mon tour venu, je m’avançai vers ma belle qui, à l’autre bout de la salle, me considérait de ses yeux verts. Je fis mille folies pour mimer l’amour le plus effréné, mais prenant soin toujours de me tourner de tous côtés, afin d’être vu de tous : je riais aux anges, je levais les yeux au ciel, j’embrassais de mes bras une forme imaginaire, je prenais la tête chérie d’une ombre entre mes mains et la baisais passionnément. Tout cela avec des sauts, des contorsions et des airs qui prêtaient à rire. L’assemblée, en effet, s’amusa, ce qui ne laissa pas de m’encourager à pousser plus loin mes extravagances. Je mis ma dextre à plat sur mon cœur et la fis tressauter comme si elle était mue par des battements frénétiques. Le mime n’eût été que banal, si je ne l’avais pas répété aussitôt sur mes pudenda, initiative qui bravait l’honnêteté, puisqu’elle établissait un lien entre un organe réputé noble et dont on a sans cesse le nom à la bouche et un organe que l’on ne doit en public ni nommer ni montrer. Mais le rapprochement fit rire le Roi aux éclats. Détestant les poses et les faux-semblants des chattemites, il aimait par-dessus tout la franchise gauloise et il l’aimait jusqu’à la bouffonnerie. S’il avait froncé le sourcil, la cour m’eût tué sous l’opprobre. La liesse royale me porta au pinacle.

Mon succès encouragea Noémie de Sobole qui, lorsqu’elle me vit venir à elle, se détacha du rang de ses compagnes pour être vue davantage. Et bien qu’il fût assurément plus difficile de faire rire en refusant un amour qu’en mimant ses folies, elle réussit à merveille sa partie. Le bec haut, la lèvre froncée, le sourcil levé, les mains repoussant tout contact, elle contrefit si bien la dédaigneuse que la cour, ravie, reconnut plus d’un modèle à sa contrefaçon, tant est que, même avant qu’ils apparussent sur le visage du Roi, on vit des sourires éclore un peu partout. Mais Noémie poussa plus loin la caricature. Marchant de long en large devant moi, elle ne se contenta pas de me dire « non » avec sa tête, avec ses mains, avec ses épaules, elle y alla de la croupe avec laquelle, en passant devant moi, elle me décocha, à distance, en se déhanchant, de terribles coups, qui montraient avec évidence de quels plaisirs elle me bannissait.

Ah ! certes, ce n’était pas l’amour courtois dont on parle dans L’Astrée ! Mais on rit beaucoup et les rires redoublèrent, quand Noémie imagina une satire qui en toucha plus d’une dans la salle. Comme je continuais à la supplier, elle prit à ma ceinture une bourse imaginaire et en en défaisant les lacets, elle y plongea la main et fit semblant de compter entre le pouce et l’index les écus qui s’y trouvaient et qu’elle laissait retomber un à un dans l’ouverture de la bourse. Et marchant de nouveau de long en large devant l’estrade royale, et se tournant çà et là pour que tout le monde la vît bien, elle accompagnait cette comptabilité de mines de plus en plus déçues et méprisantes.

La dernière pièce rejetée, elle resserra les cordons et, saisissant la bourse imaginaire du bout des doigts, elle me la jeta au visage de la façon la plus dédaigneuse. Après quoi, avec un dernier coup de croupe qui me balayait à jamais de sa vie, elle me tourna le dos et rejoignit le rang de ses compagnes.

Je devais alors feindre le désespoir d’un amant rejeté tout en retournant reprendre rang à l’autre bout de la salle parmi les malheureux qui, précédemment, avaient subi le même sort que moi. Ce que je fis avec les contorsions qu’on attendait, en y ajoutant un jeu de mon cru avec une épée imaginaire que je tirais du fourreau pour feindre d’abord de m’occire, puis, y renonçant, de me mutiler, comme si je voulais retrancher de moi les parties dont, après cet échec, je n’avais plus l’usage. Cela fit rire, mais je ne poursuivis pas la farce au-delà d’une esquisse, ne voulant ni lasser l’assemblée, ni faire oublier l’excellente pantomime de Noémie.

Mon solo était le dernier et quand il fut fini, la musique devint tout soudain guillerette, annonçant une heureuse issue à nos tourments. Les cavaliers, moi compris, relevèrent la tête, se mirent à piaffer sur place avant de se diriger tous ensemble, en courant et sautant, vers les dames devant qui ils s’agenouillèrent en joignant les mains. Cette ultime supplication eut un effet miraculeux : le cœur des cruelles fondit, elles se rendirent à nous et les couples se reformèrent, dansant à l’unisson et donnant tous les signes du bonheur le plus fou.

Tout jeune que je fusse, je me fis cette réflexion que plus d’un gentilhomme ou selon le cas, plus d’une dame, qui prit part à cette danse, dut former le vœu le plus vif pour que la réalité répondît un jour à cette aimable fiction.

Je ne sais ce qu’il en fut des autres, mais je connais au moins deux cas où ce souhait fut exaucé. Je n’étonnerai pas, je pense, le lecteur, en lui révélant que Bassompierre fut l’un d’eux, puisqu’il avait hérité de la fée allemande, qui avait charmé les fausses chasses de son aïeul, un anneau d’or qui lui assurait d’être heureux en amour. Je n’oserais affirmer que la Princesse de Conti fît partie de ces dames qui sont un peu sujettes à donner des rendez-vous à d’autres qu’à leurs conjoints, mais quoi qu’il en fût, après la mort du Prince, elle épousa Bassompierre, lequel lui fut fidèle trente ans, se montrant, à l’étonnement général, un aussi bon mari qu’il avait été jusque-là le plus dévoué des oncles. La Surie, qui avait une tournure d’esprit un peu cynique, prétendait que si Bassompierre avait eu du mérite à se priver de ses nièces pendant les vingt premières années de son mariage, il n’en eut aucun les dix dernières années pour la raison qu’il les passa à la Bastille.

Il s’y trouvait, de reste, fort bien accommodé en mobilier (le sien), en dîners fins (qu’il faisait venir des meilleurs traiteurs), en chauffage (on lui livrait son bois) et en domestique (il avait deux valets et un petit vas-y-dire) sans compter les visites de ses amis et de la Princesse – à laquelle étaient réservées les heures de la sieste. Néanmoins, quand Bassompierre, après la mort de Richelieu, sortit enfin de sa geôle dorée, la cour trouva qu’il avait neigé sur ses beaux cheveux blonds. Mais comme une marquise lui en faisait méchamment la remarque, Bassompierre montra qu’il n’avait rien perdu de sa vivacité d’esprit et répliqua : « Madame, je suis comme le poireau : la tête est blanche, mais la queue est verte. »

Charlotte des Essarts, elle, n’eut pas à se forcer beaucoup pour faire la dédaigneuse en dansant avec Monsieur de Vitry la courante de Vendée. Pour la favorite d’un grand Roi (dont elle portait alors un enfant en son sein) un capitaine des gardes faisait piètre figure. D’autant que Vitry, tout vaillant et viril qu’il fût, n’était ni fort beau, ni fort riche. De ses deux soupirants – l’archevêque et le capitaine – Charlotte montra bien, après la mort du Roi, qu’elle préférait à tous égards le premier. Ce fut l’époque où les ouailles de l’archevêché de Reims (lequel rapportait à son bénéficiaire cent mille livres de rentes par an) se plaignaient fort de voir si peu en leurs murs le sémillant Monseigneur de Guise, lequel dépensait son revenu à Paris d’une façon qui n’édifiait personne. Et personne, en effet, n’était fort satisfait de cette situation, ni la Régente qui était vertueuse, ni Madame de Guise qui n’avait cure de la vertu, mais craignait le scandale, ni le Pape qui hésitait à donner à l’intéressé le chapeau de cardinal, ni Charlotte elle-même que tourmentaient à la fois des scrupules de conscience et le souci de son établissement.

Pour en revenir à Noémie de Sobole et à moi-même, le Roi nous donna le prix, et primesautier comme il était toujours, au lieu de nous faire venir à lui, descendit de son pas vif dans la salle, me remit la bourse et embrassa Noémie sur les deux joues : baisers qui furent pour elle, sa vie durant, son plus ému souvenir et son plus grand honneur. Le Roi regagnant son estrade, je mis un genou à terre devant ma cavalière et ostensiblement, je lui offris la bourse qu’elle accepta sans tant languir : geste qui fut fort applaudi, surtout par les dames. « Vous fîtes bien, mon fils », dit mon père. « Vous fûtes sot, mon filleul, dit Madame de Guise. Cinquante écus n’est pas petite somme. Et que gagnez-vous à faire tant le magnifique avec une fille d’honneur ? »

La Surie avait eu la bonne pensée de me garder mon tabouret pendant que je dansais la courante de Vendée avec la Sobole et fut assez bon pour me quitter la place, quand je revins à ma plante verte. À vrai dire, je n’étais pas tant lassé que sommeilleux, comme j’ai dit déjà, et dès que La Surie me laissa, j’eusse volontiers dormi tout assis, les jambes écartées et jetées devant moi et le dos accoté à la tenture du mur. Mais cela ne se put. Un fâcheux, sous les traits et la très précieuse apparence du petit Marquis de Romorantin, me vint troubler en mon repos car, à peine avais-je clos un œil que sa voix caquetante m’éveilla. Je m’ébrouai : il était là et bien là, en sa complète panoplie de poupelet de cour, sans que manquassent à sa vêture le moindre passement, frange, ruban, galon d’or et broderie, sans compter un « sourire à la négligente » posé point du tout négligemment sur ses lèvres, tandis qu’il me saluait en faisant virevolter, de haut en bas et de long en large, les plumes blanches et amarante de son chapeau de castor.

— Moussieu, dit-il de sa voix haut perchée, je suis voutre humble serviteur. J’ai eu l’hounneur de vous encountrer en voutre lougis du Champ Fleuri pour vous pourter une lettre du Roi.

— Monsieur, dis-je en étouffant un bâillement, je suis dans le ravissement de vous revoir. Bien je me souviens de vous et de vous bounnes leçouns. Vous m’avez appris à remplacer les « o » par les « ou » et à supprimer les « d ». Mais je crains fourt de ne point être aussi adroit que vous en ces raffinements.

— Il y faut oune loungue pratique, dit Romorantin d’un air satisfait, et aussi quelque petite habileté où je ne crés pas que vous faillez, non plus qu’en amirable voulounté à apprendre. Mais pour lours, Moussieur, je viens à vous en éputé…

— En éputé ?

— En député, pour parler le dialecte vulgaire. Poursuivrai-je, Moussieur ?

— Poursuivez, de grâce.

— Je viens en éputé de moun grand-ouncle, le Baroun de Salignac, présent céans, lequel vous salue bien, Moussieur, par moun truchement et voudrait savér de vous, si vous êtes apparenté à Jean de Siorac, Baroun de Mespech.

— C’est mon grand-père.

— Voutre grand-père ! Mon grand-ouncle en sera charmé ! Il arrive à peine de son Périgourd pour soulliciter en un proucés touchant une maison qui est à lui en le quartier de Hulepoix[28].

— Mais ne connaît-il pas mon père ?

— Nenni, Moussieur, il ne counnaît persounne, mettant le pied pour la première fis en Paris, laquelle il a pris, tout soudain ainsi que la cour, en fourte étestation.

— Et comment moi me connaît-il ?

— Il vous a ouï noummer par le Roi quand Sa Majesté vous a baillé le prix de cent écus pour la courante de Vendée. Et il a grand appétit à vous counnaître et à vous bailler des nouvelles de voutre grand-père. Peux-je vous amener à lui ?

Sans les nouvelles que Romorantin annonçait, j’eusse peut-être trouvé quelque défaite ou quelque remise pour non point bouger de mon tabouret. Mais j’étais raffolé du Baron de Mespech et d’autant plus avide d’ouïr de sa santé qu’il était fort vieil, allant, si bien je me ressouvenais, sur ses quatre-vingt-treize ans.

Dès que je fus debout, Romorantin, qui avait les manières les plus caressantes du monde, me prit par le bras pour me guider dans la presse jusqu’à son aïeul qu’il me décrivit en chemin comme un gentilhomme « à la vieille française », vêtu morosement de gris sans la moindre passementerie, avec une petite fraise à la huguenote. « Avec lui, m’avisa-t-il, force nous sera de parler le “ialecte vulgaire” pour non point le courroucer, pour la raison qu’il ne souffre pas la mode qui trotte, ayant la cervelle vieillotte et comme figée en les anciens usages. Au demeurant, très honnête homme, quoique de son humeur assez escalabrous[29] pour parler son jargon occitan, et fort courtois. » Je gage que Romorantin se força prou pour prononcer l’« oi » de ce « courtois » et qu’il ne le fit que pour se mettre à l’avance au diapason de son grand-oncle.

Celui-ci me ravit dès que je jetai l’œil sur lui et plus encore, lorsqu’il ouvrit la bouche. Il n’y avait pas que sa fraise qui fût huguenote : il l’était de la tête aux pieds, étant droit comme un « i », austère, mais toutefois bon vivant, la rigidité calviniste étant corrigée chez lui, comme chez le Baron de Mespech, par l’amabilité périgourdine et l’amour de la vie d’un gentilhomme ancré en son terroir. Il était de sa membrature vigoureux et sans bedondaine aucune, la face ronde et colorée, la barbe longue, l’œil aigu et gaillard sous ses épais sourcils, ceux-ci aussi noirs que son cheveu était blanc. À ouïr que j’étais bien le petit-fils du Baron de Mespech, il me donna une forte brassée et me baisa sur les deux joues.

— Votre grand-père, dit-il avec l’accent chantant de Sarlat, est mon aîné de dix ans, mais se porte à merveille, sans infirmité aucune, ni goutte, ni pierre, ni rhumatisme. On a cru le perdre il y a trois mois d’une rétention d’urine, mais on l’a taillé fort adroitement, et il en a réchappé. Il marche, monte à cheval, danse aux fêtes et je ne jurerais pas qu’il ne coquelique encore avec quelque servante. En bref, il est fort vert, la vue et l’oreille bonnes, l’esprit alerte et la parole aisée.

— Monsieur, dis-je, fort ému, je suis transporté d’aise à vous ouïr parler ainsi et je ne faillirai pas de rapporter ces propos à mon père, lequel vous voudra sans aucun doute inviter à partager le sel et le pain en notre logis du Champ Fleuri.

— Ce serait fort aimable à lui, dit le Baron de Salignac, mais je ne sais si j’aurai le loisir d’accepter. À peine suis-je céans depuis dix jours que l’envie me démange excessivement de regagner au plus tôt mes douces retraites paternelles.

— Quoi ! Monsieur, déjà ! Avez-vous déjà sollicité ?

— Oui-da ! Mais à considérer le nombre de greffiers, de juges, d’avocats et autres chats fourrés dont je devrais graisser le poignet, j’eusse plus tôt fait, je gage, de perdre mon procès : il m’en coûterait moins cher. Mais surtout, je hais cette villasse !

— Est-ce cette grande Paris que vous nommez ainsi ?

— Oui, Monsieur ! dit le Baron en s’échauffant. Et je ne m’en dédis pas. Elle est grande, sans doute, mais puante, bruyante et périlleuse. On y marche dans la boue, la merde et la pisse. Si vous n’y prenez garde, on vous coupe la bourse, ou on vous tire le manteau en un tournemain ; on vous gruge ès auberges pour de fort maigres pots, on vous extorque des fortunes pour des chambrettes dont le fenestrou est à peine assez grand pour laisser passer l’air ; les lits sont puceux, les draps douteux, les chambrières impertinentes et si visiblement vérolées que je ne voudrais seulement y mettre le bout de ma canne.

— Mais Monsieur, dis-je, ne pouviez-vous loger chez votre petit-neveu ?

— Cela ne se peut. Il loge au Louvre. Et si fort que me déplaise cette grand’villasse, la cour, elle, me soulève le cœur. On s’y coupe la gorge en duel pour des querelles de néant. On y vend ses prés, ses champs et ses labours pour se mettre sur le dos des vêtures extravagantes, on jure vingt fois l’heure le saint nom de Dieu, on joue gros jeu à perdre sa chemise ; quand on ne joue pas, on n’y est occupé que de putasseries et de maquerellages. Tant est qu’on se demande, à la parfin, si on est en pays chrétien ou chez les Turcs, à la cour d’un grand roi ou au bordeau ? Pis même, poursuivit-il en baissant la voix, la sodomie règne tellement à la cour qu’il y a presse pour mettre la main aux braguettes, les instruments desquelles ces déshontés muguets appellent leurs épées de chevet. Jour de ma vie, Monsieur ! Si nous n’avions eu que des épées de ce calibre pour battre l’Espagnol, nous ne l’aurions jamais reconduit hors de France !…

Je ris à ouïr cette verte diatribe, ce que voyant. Monsieur de Salignac rit aussi, n’étant pas de ces hommes dont la morale est morose. Et Romorantin qui avait écouté ce discours l’œil baissé, se peut parce qu’il comptait parmi les déshontés muguets dont son grand-oncle avait parlé, fut comme rassuré par cette gaité et, oubliant « son sourire à la négligente », s’ébaudit à belles dents. Il paraissait, de reste, aimer beaucoup son parent en dépit du fossé que creusaient entre eux son âge et le sien, et des façons de vivre aussi éloignées l’une de l’autre que s’ils avaient vécu dans des mondes différents.

Je commençais à me plaire en la compagnie de Monsieur de Salignac tant il sentait le vieux temps, les chevauchées par combes et pechs[30], et les savoureux dîners au coin de l’âtre dans les châteaux du Périgord. Par malheur, Monsieur de Réchignevoisin, muet messager des ordres de Son Altesse, me fit signe de loin de le venir trouver et je dus, à grand regret, quérir mon congé de l’honnête gentilhomme, non sans lui avoir demandé le nom de l’auberge où il gîtait, étant bien assuré que mon père serait ravi de le voir et de l’avoir chez nous.

Quelle fraîche bouffée de nos champs sarladais le bonhomme m’avait apportée avec son accent, sa verve, son bon sens paysan ! Et quelles heureuses remembrances il ravivait en moi de l’été 1606 que j’avais passé tout entier en la châtellenie de Mespech, mettant la main aux foins, aux moissons et aux vendanges, mon grand-père manquant de bras, ou prétendant qu’il en manquait, pour me mettre, je pense, à l’épreuve. Et cette nuit, en ce bal, il n’eût pu mieux faire, ce vieux Siorac, s’il m’avait délégué tout exprès de Dordogne son compère barbu en son gris pourpoint pour me ramentevoir qu’il y avait en nos provinces un autre monde, une autre vie.

Réchignevoisin me dit que Madame de Guise m’attendait dans sa chambre. J’y courus et comme je levai la main pour gratter à l’huis, il s’ouvrit et elle apparut, le doigt sur la lèvre.

— Chut ! dit-elle à voix basse et franchissant le seuil elle referma doucement la porte derrière elle. Ce grand dadais de Joinville dort sur mon lit, la face toute chaffourrée de ses larmes. Laissons-le à ses cauchemars : il les a bien mérités. Je lui ai dit cent fois de laisser ces gros tétins-là tranquilles ! Et qu’avait-il affaire à écrire une promesse de mariage à cette blondasse Moret ? Le voilà dans le désert de Saint-Dizier pour une année au moins. Et croyez-vous que cela lui va servir de leçon ? Vramy, mes fils m’assassinent ! L’archevêque est un vrai papillon, le Chevalier, une petite brute et, quant au Duc, il rêve d’un grand destin, lui qui n’a ni argent, ni amis, ni troupes, ni le talent pour les commander. Ah ! mon filleul ! Je ne suis satisfaite que de vous !…

Elle ne m’en tança pas moins pour avoir donné les cent écus du prix à la Sobole, comme j’ai dit déjà, et poursuivit avec sa coutumière vigueur sur le chapitre de la vertu.

— Gardez-vous bien, mon filleul, de toucher à ma fille d’honneur ! Je ne le souffrirais pas ! Tout béjaune que vous êtes, elle ne va pas tarder à s’embéguiner de vous, d’autant que vous avez avec les filles les manières taquinantes de votre père. D’autant aussi qu’il suffit d’un battement de briquet pour mettre le feu à cette toison rousse. C’est la fournaise ardente : une étincelle et tout crépite. Oyez-moi bien ! Je ne veux point cela ! Ses parents me l’ont confiée : je suis gardienne de sa vertu. M’irez-vous fabriquer chez moi un petit bâtard ? Je vous en haïrais !

Repensant à ce discours quelques mois plus tard, je m’avisai que le gardiennage de ma bonne marraine n’était pas aussi vigilant qu’il aurait pu l’être. Sans cela, m’eût-elle, pour divertir ses insomnies, envoyé chercher par la Sobole en ses robes de nuit ? C’était agir bien à l’étourdie et placer l’étoupe un peu près du silex. D’autant que le moment et le lieu se trouvaient fort propices, puisque Noémie était censée me raccompagner – Madame de Guise succombant enfin au sommeil – jusqu’au cabinet vieil. Tout paraissait machiné là pour nous induire en tentation : une douillette petite pièce, la lumière d’un seul chandelier, le silence amical de la nuit, le négligé de nos vêtures. Noémie, assurément, eût pu me quitter sur le seuil, mais elle se piquait de courtoisie : elle entrait avec moi et sa distraction l’amenait à clore l’huis derrière nous et, sans y prendre garde, à pousser le verrou. Après quoi, faisant mine de me fuir à l’intérieur de la prison qu’elle nous avait si bien ménagée, elle commençait à se défendre de mes entreprises avant qu’elles eussent commencé.

— Non ! non ! disait-elle, mais sans que sa voix s’élevât au-dessus du murmure : de grâce, cette fois. Monsieur, point de baisers ! Point de vos maléfiques enchériments ! Je ne les souffrirai pas ! Osez-vous bien traiter ainsi une fille de bon lieu ! Me prenez-vous pour votre chambrière ? Vous êtes un vilain, Monsieur ! un ribaud ! un diable de l’enfer ! Je vous défends bien de me toucher !

Comment aurais-je pu faillir à déchiffrer ce transparent message ! Eussé-je été sourd que ses yeux brillants, ses lèvres décloses, son souffle pressé, sa poitrine haletante me l’auraient rendu clair. Je la prenais dans mes bras, je dénouais ses longs cheveux, je commençais à la dévêtir du peu qu’elle avait sur elle. Ses protestations chuchotées gagnaient en énergie ce que ses défenses perdaient en force. Étendu à son côté, il me suffisait alors de tenir d’une main les deux siennes sans y mettre la moindre force : sa résistance n’était plus que verbale, et le verbe lui-même se muait peu à peu en soupirs. Après cela, l’unique point de résistance venait encore de moi : je ne risquai rien d’irréparable. Je m’en tenais à ce qu’elle appelait mes « maléfiques enchériments » : mot désuet par où je supposais qu’elle désignait nos caresses.

Elles ne nous satisfaisaient ni l’un ni l’autre. Noémie eût désiré tout donner, mais ne le voulait pas. Je ne la prenais point : j’en étais mécontent. Et l’aurais-je fait, je m’en fusse voulu.

Au moment de me quitter, la pauvre Sobole, recourant à une étrange alchimie, transmuait ses remords en reproches.

— Eh bien ! disait-elle, sans du tout s’apercevoir de l’ironie de ses paroles, vous voilà bien content ! Vous m’avez pliée toute à vos volontés ! Pensez-vous qu’il y allait de votre gloire d’user ainsi de votre force ? Vous devriez avoir honte de m’avoir contrainte à commettre avec vous ces horribles péchés !

Mais même son courroux avait je ne sais quoi de tendre. Parvenue à la porte, la main sur le loquet, elle me jetait un dernier regard puis, revenant tout soudain à moi, elle s’agenouillait au pied de mon lit et, sans un mot, me piquait sur le visage de petits baisers, mais ceux-ci rapides et furtifs comme si elle avait craint qu’ils fussent aperçus par son ange gardien.

Pour moi, j’étais en pleine confusion. Ma raison m’approuvait d’avoir su me brider ; mon corps me tabustait. L’absurdité que je discernais dans les discours de Noémie ne laissait pas de m’amuser, mais c’était un amusement triste, traversé de trop de compassion pour elle et pour sa condition pour que je me sentisse bien à l’aise.

Pour en revenir au bal et aux admonestations de Madame de Guise touchant sa fille d’honneur, la harangue me laissa muet. J’étais alors à mille lieues de là, tant est que ma bonne marraine, étonnée à la fin de mon mutisme, voulut bien s’aviser que j’étais las.

— Mais qu’avez-vous, mon Pierre ? Êtes-vous dolent ?

— Non point, Madame, j’ai seulement dépassé de longtemps l’heure de me coucher.

— Oh ! oh ! dit-elle en riant, ce n’est pas grave ! Pour peu qu’on veuille bien y céder, le sommeil n’est pas une maladie. C’est même tout le contraire. Venez, je vais vous accommoder.

Et elle me conduisit, me prenant la main comme si j’avais été un enfantelet, dans le cabinet vieil où elle m’installa derrière le paravent, sur ce lit de repos que j’eus tant de fois plus tard l’occasion d’épouser, seul ou avec Noémie.

— Mais, dis-je, je vais manquer la fin du bal !

— Rassurez-vous, dit-elle, il va durer jusqu’à l’aube et d’ici une heure, je vous viendrai réveiller. Comptez-y et dormez tout votre saoul. Mon Dieu, ajouta-t-elle en se penchant sur moi, et en me caressant la joue du dos de la main, vous êtes encore un enfant ! Vous voilà tout endormi !

Je trouvais merveilleux de laisser mes yeux se fermer sur un regard où se lisait tant d’amour, mais je n’eus que peu de temps pour m’en réjouir. Je n’ouïs même pas la porte se refermer sur Madame de Guise. Le sommeil me saisit si vite que je ne sentis même pas l’agréable glissement qui le précède.

Mon réveil ne fut pas si rapide et il me fallut un moment avant de comprendre où j’étais, et qu’il y avait dans le cabinet vieil d’autres personnes que moi, lesquelles conversaient entre elles sans se douter que quelqu’un était couché sur le lit de repos derrière le paravent. Je ne m’en émus guère de prime, pour ce que le bruit des paroles me parvenait sans que j’en comprisse le sens. Mais quand le sens se précisa peu à peu dans ma cervelle encore à demi brumeuse, et que je compris non seulement ce qui se disait là, mais qui le disait, je fus proprement épouvanté. Mon premier mouvement fut de révéler ma présence. Mais à la réflexion je décidai de n’en rien faire, tant il me parut difficile de faire admettre à ces personnes que j’avais surpris sans le vouloir leur entretien et surtout que je n’en avais rien entendu, alors même que l’énormité de leurs propos me remplissait de stupeur. Non qu’il y fût question d’un secret d’État. Mais en un sens, c’était bien pis.

Ils étaient trois, deux hommes et une femme et cette femme était la Reine. Je la reconnus aussitôt à son accent italien et à son timbre rechigné. Un des deux hommes était Monsieur de Sully. Il était venu si souvent visiter mon père en notre logis du Champ Fleuri que sa voix râpeuse et pompeuse sonnait familièrement à mon oreille. J’eus plus de difficulté à identifier le troisième personnage, car je ne l’avais jamais entendu parler. Mais le fait qu’il était un familier de la Reine et que lui aussi baragouinait le français à la mode italienne m’amena à penser qu’il s’agissait de Concino Concini. Ce qui me fut aussitôt confirmé.

— Monsieur di Soully, disait la Reine, ye vais vous domander di mi donner oune bon consilio. Il Signor Concini dit que serait oune bonne chose di dire au Roi que des gentilshommes franchaises mi font la cour. Quelle chose en pensez-vous ?

— Madame, dit Sully fort peu civilement, cette affaire-là est si différente de celles dont le Roi m’a confié le soin que je ne peux en donner aucun avis à Votre Majesté, surtout en présence d’un tiers.

— Signor di Soully, dit Concino Concini, souis-je li tiers di qui vous parlez ?

— Monsieur, dit Sully rudement, voyez-vous un autre tiers dans la pièce que vous ?

Phrase qui me terrorisa et me mit tout en eau pour ce que je craignais que Concini, prenant la question au pied de la lettre, retirât le paravent qui me dérobait aux regards.

— Signor, dit Concini d’un ton plus peiné qu’outragé, si la mia presentsia vous distourbe, ye m’en vais.

— Demeurez, Concini, dit la Reine.

— Avec su permisso, Votre Altesse, dit Concini, ye m’en vais.

— Demeurez, Concini, dit la Reine.

— Madame, dit Sully, si vous désirez que le Signor Concini demeure, je n’ai plus rien à faire céans et demande humblement mon congé à Votre Majesté.

Il n’y avait d’humble dans cette demande que l’adverbe. Le ton était rude et quasi comminatoire. Un silence tomba et je regrettai de ne pouvoir voir ce qui se passa ensuite. Mais comme j’ouïs l’huis du cabinet vieil s’ouvrir et se refermer, j’en conclus que la Reine avait fait signe à Concini de se retirer : preuve que son désir de connaître l’avis de Sully l’emportait sur son opiniâtreté naturelle.

— Madame, dit Sully, est-il constant que des gentilshommes français vous font la cour ?

— Ye ne le souffrirais pas ! dit la Reine avec hauteur. Ye pounirais aussitôt l’impoudent !

— Alors, pourquoi mentir au Roi ?

— Ma, natourellementé, pour exciter sa djalosie.

— Le Roi, Madame, serait, en effet, jaloux, mais il ne serait pas pour autant plus fidèle et ce mensonge serait, en outre, la pire sottise que vous pourriez commettre.

— Et perqué oune sottise ? dit la Reine, d’un ton qui hésitait entre la colère et l’appréhension, trouvant sans doute que Sully lui parlait bien vertement, mais commençant à craindre qu’il n’eût raison.

— En premier lieu, Madame, vous feriez peser de très injustes soupçons sur des gentilshommes innocents. Et qui pis est, ces soupçons ne tarderaient pas à rejaillir sur vous, car le Roi se dirait qu’on ne parle point d’amour à une personne de votre condition sans qu’elle ait fait la moitié du chemin.

— Moussieu di Soully ! dit la Reine d’un ton outragé.

— Ce n’est pas ce que vous aurez fait, Madame, dit Sully, c’est ce que le Roi penserait que vous avez fait. Et une fois ce doute en sa cervelle, le Roi ne s’arrêterait pas là. Il se dirait que si vous lui avez révélé la chose, c’est que vous avez craint qu’il l’apprit par un autre canal. Ou qu’ayant pris du dégoût pour ceux qui vous avaient fait la cour, vous les accusez pour détourner sa colère d’autres seigneurs qui vous plaisent davantage. Et le doute engendrant le doute, il n’y aurait plus de fin à ses soupçons…

— Moussieu di Soully, dit la Reine après un long silence, vous pensez donc qué é oune grand péril à faire cosi.

— Grandissime, Madame, dit Sully gravement.

— Ma é injouste ! dit la Reine avec feu. Ma é injouste que moi, ye souffre l’inferno de la djalosie et le Roi, pas du tout.

— Pour ce qui est de la jalousie, Madame, un seul enfer suffit pour deux, dit Sully[31].

Je ne sais si elle entendit bien ce qu’il voulait dire par là, mais elle lui fit un merci des plus secs, ce qui me donna à penser qu’elle lui en voudrait toute sa vie du bon conseil qu’il venait de lui donner. Il est vrai que, de son côté, c’est à peine si le ministre consentait à voiler sous un apparent respect la pauvre opinion qu’il avait d’elle.

— Madame, dit-il, je suis tout entier à votre service.

J’ouïs le bruit que fit le volumineux vertugadin couvert de perles de la Reine quand elle se leva, et le craquement des articulations de Sully, quand il lui fit la révérence. L’huis s’ouvrit et referma. La sueur me ruisselait dans le dos entre mes omoplates, mais j’étais seul.

Je ne le fus pas longtemps. La porte s’ouvrit de nouveau et je reconnus Madame de Guise à son parfum. J’eus le bon esprit de fermer les yeux aussitôt. Elle me secoua.

— Quoi ! dit-elle, haletante, vous dormiez ! Vous ne les avez pas ouïs ! Qui eût pensé que ce gros sottard de Réchignevoisin les aurait fourrés là sans me prévenir !

— Mais qui, Madame ? dis-je innocemment.

— La Reine et Sully.

— La Reine et Sully ? dis-je en feignant l’incrédulité. Ici ? Dans le cabinet vieil ?

— Vous n’avez donc rien ouï ?

— Mais ouï quoi, Madame ? dis-je en me frottant les yeux.

— Dieu merci, dit la Duchesse, nous sommes saufs ! Sully n’a pas songé à retirer le paravent. La raison en est sans doute que pour assurer votre tranquillité, je vous avais enfermé et remis la clé à Réchignevoisin sans lui dire que vous étiez là, folle que j’étais ! Et comment Sully aurait-il pensé que quelqu’un se trouvait dans la place, alors que Réchignevoisin avait déverrouillé la porte pour le laisser entrer ?

Et pourquoi je dissimulai alors la vérité à ma bonne marraine, je ne saurais le dire au juste, sinon que je le fis d’instinct, dans le chaud du moment, et peut-être parce qu’ayant décidé, si Sully me découvrait, de jouer l’ahuri et le mal réveillé, je fis de même pour Madame de Guise, plus par une sorte de mécanisme que par prudence.

— Toutefois, vous fîtes bien, me dit mon père, quand je lui contai l’affaire. Votre marraine n’est pas incapable de discrétion, mais elle s’encolère facilement, même contre la Reine, et dans ses fureurs, elle ne se connaît plus et pourrait faire une damnable allusion à la scène que vous avez ouïe. La Reine ne vous l’aurait jamais pardonné.

— Eh quoi ! dis-je béant. Madame de Guise ose quereller la Reine ?

— Oui-da ! Et à telle enseigne que la Marquise de Guercheville lui dit un jour : « Ah ! Madame ! Oubliez-vous que la Reine est votre maîtresse ? » À quoi votre bonne marraine répondit hautement : « Madame, sachez que je n’ai qu’une maîtresse en ce monde : c’est la Vierge Marie. »

— Voilà qui sent bien un peu sa ligueuse ! dis-je en riant.

— En tout cas, dit mon père, cela prouve qu’elle n’oublie pas qu’elle aurait pu être reine de France, si le Duc de Guise avait eu autant d’esprit qu’Henri III.

— Était-il sot ?

— Nullement. Mais il n’était pas assez fin pour entendre à quel point Henri III le surpassait en finesse et, le moment venu, en résolution. Le fond de l’affaire, c’est qu’il le déprisait parce qu’il était bougre. Lui-même était un homme de haute taille, musculeux, viril, couvert de femmes. Et parce que le Roi était efféminé, il le croyait faible. Dans son outrecuidance, il pensait que jamais Henri III n’aurait assez d’audace pour concevoir l’idée de le tuer, ni assez d’habileté pour lui dresser un guet-apens aussi bien machiné que celui du château de Blois. Cette erreur lui fut fatale.

Ces paroles de mon père, je les rapporte ici, mot pour mot (respectant jusqu’à son « dépriser », forme désuète de « mépriser ») parce qu’elles me paraissent ajouter un jugement sur le Duc de Guise dont je n’ai pas souvenance que mon père ait fait état dans le récit de la double meurtrerie de Blois dans ses Mémoires.

Pour en revenir à Madame de Guise, en me laissant, à moitié rendormi déjà, sur la couche du cabinet vieil, elle m’assura que cette fois, elle ne m’enfermerait pas à clé et qu’elle viendrait dans une heure de temps me désommeiller afin que je puisse reprendre ma place au bal et charmer derechef « toutes ces petites personnes » de mes « impertinences ». Elle dit cela avec un sourire ravissant en me baisant sur les deux joues.

Je ne sais ce qui lui passa dans l’esprit après qu’elle m’eut quitté – peut-être quelque nouveau souci suscité par ses fils ou par la Princesse de Conti – mais le fait est qu’elle m’oublia tout à trac. Le soleil, seul, me réveilla, pénétrant à travers les lourds rideaux de damas, et dès que je les eus tirés, me dardant une migraine au fond de l’œil. Je trouvai tout soudain le cabinet vieil étouffant et sortis, le pas chancelant et les membres courbatus, dans le passage qui menait à la grand’salle, laquelle je trouvai étrangement silencieuse et vide, à l’exception du chambellan et de quelques domestiques. Monsieur de Réchignevoisin, les yeux rouges de sommeil, me fit une révérence et me dit, avec cette voix bien particulière qui était la sienne, si sourde et si feutrée qu’elle semblait provenir, après de longs détours, du fond de ses entrailles :

— Avez-vous bien dormi, Monseigneur ?

— À merveille ! dis-je, étonné qu’il me donnât ce titre. Sans doute avait-il dû apprendre – car il savait et voyait toujours tout – que le Roi m’avait appelé son « petit cousin », ce qui était vrai selon le sang, mais faux selon la loi, comme la méchante reine Carabosse n’avait pas manqué de me le faire remarquer.

Mais après une deuxième révérence, il s’éloigna et je m’affalai sur un tabouret, clignant des yeux et n’arrivant pas à me persuader que cette assemblée d’élégants seigneurs et de belles dames, si chatoyants, si richement parés, et si gais en leur noble insouciance, se fût tout soudain évanouie, ne laissant derrière elle qu’une demi-douzaine de servantes, à peu près autant de valets, et un chambellan chamarré qui, au lieu de bondir et de rebondir en marchant comme je l’avais vu la veille, avait peine à traîner sa bedondaine sur ses grosses jambes, tant il mourait de sommeil.

Je regardai les chambrières actives avec leurs balais, plus actives encore avec leurs langues. Elles étaient Françaises, à n’en pas douter, et même Parisiennes, à en juger par leur accent vif et précipiteux. Les valets, eux, étaient lorrains, recrutés sans doute par le défunt duc en sa province, grands et forts ribauds qui parlaient entre eux un dialecte allemand. Ils se tenaient debout au milieu de la pièce, vigoureux et carrés, mais les mains vides, les yeux rivés au plafond et leur corps figé en un désœuvrement attentif qui me surprit avant que j’en comprisse la cause.

Sur le tabouret à côté du mien, j’aperçus un éventail oublié là par une belle et m’en saisissant, je l’ouvris et remarquant qu’il était en soie et enrichi d’une rangée de perles, m’étonnai qu’une élégante eût pu laisser derrière elle un objet si précieux. Mais c’était un étonnement vague, comme si la disparition des danseurs qui avaient évolué si gracieusement en cet endroit même quelques heures plus tôt avait émoussé mon entendement au point de me donner à penser, fût-ce furtivement, que ce bal, et tout ce que j’y avais vécu, n’avait été qu’une illusion.

À vrai dire, tout me semblait, en cette pique du jour, quelque peu étrange, y compris la présence du chambellan. Comment comprendre qu’un officier de grande maison ait été commis à la mesquine surveillance d’une douzaine de serviteurs dont une bonne moitié – les valets lorrains – était insolemment désoccupée, les bras ballants et les yeux au plafond, sans que leur oisiveté suscitât chez lui la moindre remontrance. De reste, il ne les regardait pas. Il avait les yeux fixés sur les chambrières avec une telle intensité que, si je n’avais pas su, par Noémie de Sobole, qu’il n’aimait pas les femmes, j’eusse été enclin à penser qu’il exerçait sur elles, à l’insu de Son Altesse, des droits seigneuriaux.

Je remarquai qu’une de ces filles, tout en maniant avec dextérité son balai, me jetait en tapinois des œillades assassines. Et ces œillades me réveillant tout à fait, je reconnus Perrette, la chambrière qui, la veille, m’avait accommodé d’un tabouret dans le petit cabinet où l’on frisottait ma bonne marraine tout en lui massant les pieds. Nous avions eu là, Perrette et moi, un petit échange de mines, qui l’avait rendue assez glorieuse pour qu’elle essayât ce matin de m’en faire ressouvenir. Et la regardant, j’en vins à regarder ce qu’elle balayait et ce que les autres chambrières balayaient, poussant toutes les six vers l’endroit de la pièce où se tenait Monsieur de Réchignevoisin, non point tant de la poussière qu’une foule d’objets hétéroclites que le bal, en disparaissant, avait laissés derrière lui : rubans, peignes, gants, boutons, perles, aiguillettes, anneaux et jusqu’à des souliers : butin sur lequel Monsieur de Réchignevoisin veillait vétilleusement, soufflant tout soudain dans un sifflet d’argent qui pendait à son cou, quand il vit une des chambrières se pencher à terre, de peur sans doute qu’elle ne prit et cachât sur elle une des choses qu’elle était censée balayer.

Au pied de Monsieur de Réchignevoisin, un nain, comme on les aimait alors dans les grandes maisons, non point avenant, mais laid à faire peur, se tenait, montant une garde hargneuse auprès d’un coffre presque aussi haut que lui, dans lequel il entassait, l’un après l’autre, les brimborions que les balais poussaient vers lui, tout en dardant sur les chambrières des regards étincelants de méchanceté. Noémie me confia par la suite que Monsieur de Réchignevoisin était amoureux de ce nain. Ce que je ne pus croire : il était si monstrueux. Quant à ce qu’on faisait de ces bagatelles, comme certaines étaient de prix, je gage qu’on les mettait sous clé pour les rendre à leurs possesseurs dans le cas où ils les demanderaient. Mais, à ce que m’assura Noémie, personne ne réclamait jamais les mignonnes pantoufles de danse qu’on trouvait sous les tabourets après chaque bal, les dames se trouvant fort vergognées d’avoir dû regagner leur carrosse les pieds nus.

Je tâchais de ne point laisser mon regard se poser sur le nain, tant la malévolence lui sortait des yeux, mais du coin des miens, je vis bien qu’il me désignait à Réchignevoisin comme m’étant approprié un éventail de prix. Le chambellan me jeta un regard, un seul, mais n’osa piper mot et moi, indigné par l’insolence de ce petit monstre, je déployai aussitôt l’éventail et me mis à m’éventer, sans qu’il y eût à cela la moindre nécessité, la brise qui entrait par les fenêtres grandes ouvertes étant fraiche encore. La façon ostentatoire dont je maniai l’éventail me parut à moi-même quelque peu outrée mais, à vrai dire, j’avais la bouche sèche, l’assiette incertaine et l’esprit embrumé, en plus d’une migraine dans l’œil gauche. On m’eût dit à cet instant que le nain était, en réalité, un mauvais génie qui, par ses maléfices, avait fait s’évanouir dames et seigneurs, qu’à peu que je l’eusse cru.

Sur ces entrefaites, trois coups furent frappés, non sur le plancher, mais au plafond et d’une façon si violente que mon cœur se mit à battre comme dans l’attente d’un événement terrifiant. En même temps, venue d’en haut une voix forte prononça quelques paroles dans une langue gutturale et incompréhensible à laquelle les valets lorrains dans la salle répondirent à l’unisson d’une voix rauque tout en levant les bras au ciel tous ensemble, comme s’ils allaient faire une offrande à quelque divinité. Je vis alors les trois énormes lustres de la grand’salle descendre au-dessus de leurs têtes et je compris que les chaînes qui les retenaient, passant par des trous pratiqués dans le plafond, se trouvaient engagées dans des poulies que d’autres valets au grenier manœuvraient avec circonspection, car la descente se fit sans bruit, sans heurts et sans à-coups avec une lenteur inéluctable, comme celle du jour qui baisse ou d’un destin qui s’accomplit.

Les valets reçurent les lourdes machines les bras tendus, et dès que leurs pointes ouvragées atteignirent le sol, ils crièrent quelques mots en leur rude dialecte dans la direction du plafond et je vis les chaînes s’immobiliser et se tendre de façon à maintenir les luminaires en équilibre : opération qui avait dû se faire une fois déjà au cours de ce bal (mais pendant que je dormais) afin de renouveler les chandelles, car je doute fort que celles-ci, si longues fussent-elles, eussent pu durer toute la nuit. De toute façon, de toutes ces mèches qui, allumées, avaient éclairé cette fête magnifique, les yeux brillants des cavaliers, les sourires taquinants des dames, leurs brillants atours, leurs pas glissés, courus ou sautés, les bonnetades, les révérences, les mines et les mimes, il ne restait rien que de laides traînées de suif jaunâtre qui salissaient les bobèches de cuivre et que les valets, sortant de leurs larges poches des petits couteaux, entreprirent de gratter – les chambrières disposant sur le sol des torchons pour recueillir les fragments qui tombaient afin d’éviter que le parquet fût sali. Je ne sais pourquoi, ce spectacle me remplit de tristesse.

Je me levai et m’approchant de Monsieur de Réchignevoisin, mais sans jeter l’œil sur le nain tant je craignais de rencontrer son mauvais regard, je remis entre ses mains l’éventail oublié et apprenant de sa bouche que Son Altesse dormirait à coup sûr tout le jour, je le priai de me faire raccompagner en carrosse en mon logis du Champ Fleuri.

La Volte des vertugadins
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